Christine de Pisan, 1410
« Il est venu le très gracieux mois de Mai »
Il est venu le très gracieux mois
De Mai, si gai, où il y a tant de douceurs
Que ces vergers, ces buissons et ces bois,
Sont tout chargés de verdure et de fleurs,
Et où toute chose se réjouit.
Parmi ces champs, tout fleurit et verdoie,
Et il n’est rien qui n’oublie ses soucis
Avec la douceur du joli mois de mai.
Ces oisillons vont chantant de joie,
Tout se réjouit partout à l’unisson,
Excepté moi, hélas ! qui souffre tant de peine,
Parce que je suis loin de mes amours ;
Je ne pourrais avoir de joie,
Et plus le temps est gai et plus je me désespère.
Mais on comprend les choses après avoir été surpris
Avec la douceur du joli mois de mai.
Alors j’ai souvent regretté en pleurant
Celui qui me manque et dont je n’ai aucun secours
Et je ressens plus forts encore les tourments de l’amour,
Ses blessures, ses attaques et ses tours,
En ce doux temps que je ne les avais
Jamais éprouvés ; car tout me divertit
De ce grand désir qui me revient ensuite encore plus fort
Avec la douceur du joli mois de mai.
Charles Baudelaire, 1857
« Paysage »
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde ;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
Il est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre,
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Paul Verlaine, 1874
« Il pleure dans mon cœur »
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !
Anna de Noailles, 1907
« Surprise »
Je méditais ; soudain le jardin se révèle,
Et frappe d’un seul jet mon ardente prunelle.
Je le regarde avec un plaisir éclaté ;
Rire, fraîcheur, candeur, idylle de l’été !
Tout m’émeut, tout me plaît, une extase me noie,
J’avance et je m’arrête ; il semble que la joie
Était sur cet arbuste, et saute dans mon cœur !
Je suis pleine d’élan, d’amour, de bonne odeur,
Et l’azur à mon corps mêle si bien sa trame,
Tout est si rapproché, si brodé sur mon âme,
Qu’il semble brusquement, à mon regard surpris,
Que ce n’est pas le pré, mais mon œil qui fleurit,
Et que, si je voulais, sous ma paupière close
Je pourrais voir encore le soleil et la rose…